Pourquoi détruit-on autant de ces bâtiments qui ont poussé comme des champignons dans les décennies d’après guerre ? Parce qu’ils sont laids, dégradés, mal plantés ou insalubres me direz vous ? Et bien non ! En tout cas ce n’est pas l’avis de Rem Koolhaas, le grand architecte récemment primé à la biennale de Venise.
Dans une interview publiée récemment par Le Monde, il déclare que « Le nombre d’édifices qui disparaissent est véritablement effrayant, comme s’il s’agissait d’éradiquer la pensée sociale qui leur est liée ». Il ajoute qu’il ne s’agit pas « seulement une question esthétique, architecturale ou urbaine. Les conséquences en sont fondamentalement politiques, ne serait-ce que dans la mesure où ces destructions conduisent à effacer des témoignages de l’histoire. »
Autant le dire d’emblée, je n’adhère pas à cette analyse. L’histoire urbaine montre que, pour évoluer en gardant son unité et ses repères, la ville a besoin de démolir autant que de préserver.
Et puis j’admets qu’il m’arrive très souvent de pester contre l’urbanisme ou plutôt l’absence d’urbanisme de cette période. Le nombre d’erreurs, d’aberrations, produites par les « trente glorieuses » est tout simplement stupéfiant.
Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour le constater, il y en a partout. Même à Bastia, c’est dire ! Alors que la grande poussée urbaine du second empire avait su prolonger la ville génoise sans la dénaturer, la croissance de l’après guerre s’est déployée au petit bonheur la chance. Et le hasard, ça ne marche pas à tous les coups ! C’est comme si, à un moment donné de notre histoire on avait perdu la science de la ville, perdu cet art de construire « pour l’éternité ».
Du coup, pourquoi faudrait il s’interdire de démolir ? Nous l’avons fait à Bastia pour une partie de la « cité Aurore », également appelée « cité horreur » par ses occupants, et je ne le regrette pas. La construction avait pourtant été signée par un grand prix de Rome. Quand on connaît notre ancrage politique et l’attachement à nos racines sociales, personne ne peut croire que nous avons voulu « effacer les témoignages de l’histoire »ou « éradiquer la pensée sociale qui leur est liée ». C’est au contraire, par fidélité à cette dynamique sociale, pour la prolonger en en corrigeant les erreurs les plus évidentes, que nous avons fait cet effort considérable.
Mais alors, me direz vous, si Rem Koolhaas est dans l’erreur, pourquoi ce billet ?
Parce qu’en même temps qu’il dénonce ces démolitions, ce qu’à ma connaissance personne n’avait jamais fait avant lui, Rem Koolhaas nous incite à combattre le rejet qu’inspire cet urbanisme. Il nous demande de l’accepter, de l’adopter comme un témoignage historique et émouvant de notre histoire collective.
Et c’est vrai que jusqu’ici je n’ai jamais vu personne être fier de cet urbanisme. Au mieux, j’ai vu des hommes et des femmes qui se sont battus pour le moderniser, pour le rendre acceptable : il faut bien « faire avec » puisque l’on ne peut tout de même pas tout démolir. Or, avec le temps, ce « faire avec » finit par être détestable car il renvoie au constat d’un échec collectif qui rejaillit sur les gens qui y habitent et, au delà, sur l’ensemble de la cité.
Il me semble qu’il est grand temps d’assumer et même de revendiquer collectivement ces constructions. Comprendre qu’avant d’être des actes d’urbanisme, ce sont des actes politiques emprunts d’une grande générosité. Il faudra bien en dire la beauté, en la faisant partager par tous au même titre que celle des édifices génois ou haussmannien. Pour nous aider à la percevoir lorsque nous manquerons d’inspiration, il suffira de laisser leurs habitants nous guider, nous dire leur attachement ou leur détestation. Ou bien juste revoir la gravité de ces visages filmés pendant une de ces démolitions dont parle Rem Koolhaas…
C’est l’état d’esprit qui change, pas le travail à accomplir. Et surtout, il reste à inventer un nouveau discours pour dire à ces hommes et ces femmes qui y sont déjà tellement attachés, qu’ils peuvent être fiers d’y vivre ou y travailler.
Lire l’interview de rem-koolhaas publiée par le monde le 6 septembre 2010